1918

En Allemagne, le détachement fut renvoyé de centre en centre, sans que personne sût qui devait nous prendre en charge, et le sous-officier Schrader me dit : « Personne ne veut plus de nous. Nous sommes un détachement perdu. » Finalement, on atteignit notre base de départ, la petite ville de B. Là, on se dépêcha de nous démobiliser pour ne pas avoir à nous nourrir, on nous redonna nos effets civils, un peu d’argent, et une feuille de route pour retourner chez nous.

Je pris le train pour H. Dans le compartiment, je me sentis ridicule avec mon veston et mon pantalon, maintenant beaucoup trop courts pour moi, et je sortis dans le couloir. Au bout d’un moment, je vis, de dos, un grand gaillard maigre et brun au crâne rasé, dont les larges épaules crevaient une veste élimée. Il se retourna : C’était Schrader. Il me regarda, frotta son nez cassé du dos de la main, et éclata de rire.

— Mais c’est toi ! Comme te voilà mis ! Tu t’es déguisé en petit garçon ?

— Toi aussi.

Il jeta un coup d’œil à son complet :

— Moi aussi.

Ses sourcils noirs s’abaissèrent en une seule ligne épaisse sur ses yeux, il me regarda un moment, et son visage devint triste :

— Nous avons l’air de deux clowns maigres.

Il tambourina sur la glace du wagon, et reprit :

— Où tu vas ?

— à H.

Il siffla.

— Moi aussi. Tes parents habitent là ?

— Ils sont morts, mais il y a mes sœurs et mon tuteur.

— Et qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je ne sais pas.

Il se mit à tambouriner sur la glace sans rien dire. Puis il sortit une cigarette de sa poche, la coupa en deux, et m’en donna la moitié.

— Vois-tu, dit-il d’un ton amer, on est de trop ici. On n’aurait pas dû rentrer.

Il y eut un silence, puis il dit :

— Tiens, pour te donner un exemple, il y a une petite blonde là-dedans.

Il montra du pouce son compartiment.

— Un joli petit morceau. En face de moi. Eh bien, elle me regardait comme si j’étais de la merde !

Il rabattit sa main vers le sol violemment :

— Comme de la merde ! Croix de fer et tout ! Comme de la merde !

Il ajouta :

— C’est pourquoi je suis sorti.

Il tira une bouffée, pencha la tête vers moi, et dit :

— à Berlin, tu sais ce que les civils font aux officiers qui se promènent en uniforme dans les rues ?

Il me regarda, et dit d’un ton de fureur contenue :

— Ils leur arrachent les épaulettes !

Une boule se noua dans ma gorge et je dis :

— Tu es sûr ?

Il hocha la tête, et on resta un instant silencieux. Puis il reprit :

— Alors, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

— Je ne sais pas.

Il reprit :

— Qu’est-ce que tu sais faire ?

Puis sans me laisser le temps de répondre, il ricana :

— Ne te fatigue pas, je vais répondre pour toi : Rien. Et moi, qu’est-ce que je sais faire ? Rien. Nous savons nous battre, mais il paraît qu’on n’a plus besoin de se battre. Alors, tu veux que je te dise, nous sommes chômeurs.

Il jura.

— Mais tant mieux ! Herrgott, j’aime mieux être chômeur toute ma vie que de travailler pour leur sacrée République !

Il mit ses deux larges mains derrière son dos, et regarda le paysage défiler. Au bout d’un moment, il sortit un petit papier et un crayon de sa poche, traça quelques lignes en s’appuyant sur la glace, et me tendit le papier.

— Tiens, c’est mon adresse. Si tu ne sais pas où aller, tu n’as qu’à venir chez moi. Je n’ai qu’une chambre, mais il y aura toujours de la place dans ma chambre pour un ancien du détachement Günther.

— Tu es certain de retrouver ta chambre ?

Il se mit à rire.

— Oh pour ça, oui !

Puis il ajouta :

— Ma propriétaire est une veuve.

À H., je me rendis aussitôt chez l’oncle Franz. Il faisait noir, il tombait une petite pluie fine, je n’avais pas de manteau et j’étais mouillé des pieds à la tête.

La femme de l’oncle Franz vint m’ouvrir.

— Ah c’est toi, dit-elle comme si elle m’avait vu la veille, entre donc !

C’était une longue femme, sèche et triste, avec un soupçon de moustache, et des poils noirs sur les joues. Sous la lampe du vestibule, elle me parut très vieillie.

— Tes sœurs sont là.

Je dis :

— Et l’oncle Franz ?

Elle me toisa du haut de sa haute taille, et dit sèchement :

— Tué en France.

Puis elle ajouta :

— Prends les patins. Tu vas salir partout.

Elle me précéda et ouvrit la porte de la cuisine. Deux jeunes filles étaient en train de coudre. Je savais que c’étaient mes sœurs, mais c’est à peine si je les reconnus.

— Entre donc, dit ma tante.

Les deux jeunes filles se levèrent et restèrent immobiles à me regarder.

— C’est votre frère Rudolf, dit ma tante.

Elles vinrent me serrer la main l’une après l’autre sans dire un mot, puis se rassirent.

— Eh bien, assieds-toi, dit la tante, ça ne coûte rien.

Je m’assis, je regardais mes sœurs. Elles s’étaient toujours un peu ressemblées, et maintenant, je n’arrivais plus à les distinguer. Elles s’étaient remises à coudre, et de temps en temps, elles me jetaient un coup d’œil furtif.

— Tu as faim ? demanda la tante.

Sa voix sonna faux, et je dis :

— Non, Tante.

— Nous avons fini de manger, mais si tu avais eu faim…

— Merci, Tante.

Il y eut de nouveau un silence, et Tante dît :

— Mais comme tu es mal habillé, Rudolf !

Mes sœurs levèrent la tête et me regardèrent.

— C’est le veston avec lequel je suis parti.

Là-dessus, Tante hocha la tête d’un air de reproche, et reprit son ouvrage.

J’ajoutai :

— On n’a pas voulu nous laisser l’uniforme, parce que c’était une tenue coloniale.

Il y eut de nouveau un silence. Tante dit :

— Eh bien, te voilà !

— Oui, Tante.

— Tes sœurs ont grandi.

— Oui, Tante.

— Tu vas trouver du changement, ici. La vie est très dure. On n’a plus rien à manger.

— Je sais.

Elle soupira et se remit à son ouvrage. Mes deux sœurs avaient la tête penchée et cousaient sans dire un mot. Un long moment s’écoula. Puis tout d’un coup, le silence se figea. Il y eut une tension dans l’air, et je compris ce qui se passait. Ma tante attendait : Je devais parler de ma mère, et demander des détails sur sa maladie et sa mort. Alors, mes sœurs se mettraient à pleurer, ma tante ferait un récit pathétique, et sans m’accuser directement nulle part, il ressortirait de son récit que c’était moi qui avais causé la mort de Mère.

— Eh bien, dit Tante au bout d’un moment, tu n’es pas bavard, Rudolf.

— Non, Tante.

— On ne dirait pas que tu viens de passer deux ans loin de chez toi.

— Oui, Tante, deux ans.

— Tu n’as pas l’air de t’intéresser beaucoup à nous.

— Si, Tante.

Une boule se noua dans ma gorge, je pensai : « C’est le moment », je serrai les poings sous ma chaise, et je dis :

— Je voulais précisément vous demander…

Les trois femmes relevèrent la tête, et me regardèrent. Je m’interrompis. Il y avait dans leur attente quelque chose d’horrible et de joyeux qui me glaça, et je ne sais comment, au lieu de dire « comment Maman est morte », comme j’en avais l’intention, je dis :

— Comment l’oncle Franz est mort.

Il y eut un silence lourd, et mes sœurs regardèrent ma Tante.

— Ne me parle pas de ce vaurien, dit Tante d’une voix glacée.

Puis elle ajouta :

— Il n’avait qu’une idée en tête – comme tous les hommes. Se battre, se battre, toujours se battre – et courir les filles !

Après cela, je me levai. Tante me regarda.

— Tu pars déjà ?

— Oui.

— Est-ce que tu as trouvé à te loger ?

Je mentis :

— Oui.

Elle se redressa.

— Tant mieux. Ici, c’est trop petit. Et puis, j’ai déjà tes sœurs. Mais pour une nuit ou deux, on aurait pu s’arranger.

— Merci, Tante.

Elle me toisa et regarda mon costume.

— Tu n’as pas de manteau ?

— Non, Tante.

Elle réfléchit.

— Attends. J’ai peut-être un vieux manteau à ton oncle.

Elle sortit et je restai seul avec mes sœurs. Elles cousaient sans relever la tête. Je les regardai l’une après l’autre, et je dis :

— Laquelle est Bertha ?

— C’est moi.

Celle qui avait parlé leva le menton, nos regards se croisèrent, elle détourna le sien aussitôt. On ne devait pas dire du bien de moi dans la famille.

— Tiens, dit Tante en rentrant, essaye ça.

C’était un raglan vert, rapé, mité, élimé, et beaucoup trop grand pour moi. Je ne me rappelais pas avoir vu l’oncle Franz le porter. L’oncle Franz, en civil, était toujours très élégant.

— Merci, Tante.

Je l’endossai.

— Il faudra le faire raccourcir.

— Oui, Tante.

— Il est encore bon, tu sais. Si tu le soignes, il te fera de l’usage.

— Oui, Tante.

Elle souriait. Elle avait l’air fier et attendri. Elle m’avait donné un manteau. Je n’avais pas parlé de Mère, et pourtant, elle m’avait donné un manteau. Tous les torts étaient de mon côté.

— Tu es content ?

— Oui, Tante.

— Tu es sûr que tu ne veux pas une tasse de café ?

— Non, Tante.

— Tu peux rester encore un peu, si tu veux, Rudolf.

— Merci, Tante. Il faut que je parte.

— Eh bien, alors, je ne te retiens pas.

Bertha et Gerda se levèrent et vinrent me serrer la main.

Elles étaient toutes les deux un peu plus grandes que moi.

— Reviens nous voir, quand tu voudras, dit Tante.

J’étais debout sur le seuil de la cuisine au milieu des trois femmes. Les épaules du manteau me tombaient sur le haut des bras et mes mains disparaissaient dans les manches. Tout d’un coup, les trois femmes me parurent très grandes, l’une d’elles tourna la tête de côté, il y eut comme un déclic, et j’eus l’impression que leurs pieds ne touchaient plus le sol et qu’elles dansaient dans l’air comme les pendus arabes d’Es Salt. Puis leurs visages s’effacèrent, les murs de la cuisine s’évanouirent, un désert immobile et glacé s’ouvrit devant moi, et dans l’étendue immense, il n’y eut plus, à perte de vue, que des mannequins pendus dans les airs, et qui virevoltaient sans arrêt.

— Eh bien, dit une voix, tu n’écoutes pas ? Je te dis que tu peux revenir quand tu veux.

Je dis « Merci » et je marchai rapidement vers la porte d’entrée. Les pans du manteau me battaient presque les talons.

Mes sœurs restèrent dans la cuisine. Ma tante m’accompagna.

— Demain matin, dit-elle, il faudra que tu ailles voir le docteur Vogel. Demain sans faute. N’y manque pas.

— Non, Tante.

— Eh bien, au revoir, Rudolf.

Elle ouvrit la porte. Sa main était sèche et froide dans la mienne.

— Alors, tu es content d’avoir le manteau, Rudolf ?

— Très content, Tante, merci.

Je me retrouvai dans la rue. Elle referma la porte aussitôt, et je l’entendis, à l’intérieur, qui la verrouillait. Je restai derrière la porte, j’écoutai ses pas décroître, et ce fut exactement comme si j’étais encore dans la maison. Je voyais Tante ouvrir la porte de la cuisine, s’asseoir, prendre son ouvrage, et le tic-tac de l’horloge sonnait sec et dur dans le silence. Puis, au bout d’un moment, Tante regarderait mes sœurs, et dirait en hochant la tête ; « Il n’a même pas parlé de sa mère ! » Alors, mes sœurs se mettraient à pleurer, Tante essuierait quelques larmes, et elles seraient heureuses ensemble toutes les trois.

La nuit était froide, il tombait une petite pluie fine, je ne connaissais pas bien le chemin, et il me fallut une demi-heure de marche pour arriver à l’adresse que m’avait donnée Schrader.

Je frappai, et au bout d’un moment, une femme ouvrit. Elle était grande, blonde, avec une forte poitrine.

— Frau Lipman ?

— C’est moi.

— Je voudrais voir l’Unteroffizier Schrader.

Elle regarda mon manteau, et dit sèchement :

— C’est pour quoi ?

— Je suis un de ses amis.

— Vous êtes un de ses amis ?

Elle me dévisagea encore et dit :

— Entrez.

J’entrai et, de nouveau, elle regarda mon manteau.

— Suivez-moi.

Je suivis derrière elle un long couloir. Elle frappa à une porte, ouvrit sans attendre de réponse, et dit en pinçant les lèvres :

— Un de vos amis, Herr Schrader.

Schrader était en bras de chemise. Il se retourna, l’air ébahi.

— C’est toi ! Déjà ! Entre donc ! Tu as une de ces têtes ! Et quel manteau ! Où as-tu décroché cette ordure ? Entre donc ! Frau Lipman, je vous présente l’Unteroffizier Lang du Détachement Gunther ! Un héros allemand, Frau Lipman !

Frau Lipman me fit un petit signe de tête, mais ne me serra pas la main.

— Mais entre ! dit Schrader avec une gaieté soudaine. Entre donc ! Et vous aussi, Frau Lipman ! Et toi d’abord, ôte cette ordure ! Là, tu es quand même mieux comme ça ! Frau Lipman ! Frau Lipman !

Frau Lipman roucoula :

— Ja, Herr Schrader ?

— Frau Lipman, est-ce que vous m’aimez ?

— Ach ! dit Frau Lipman en lui jetant un regard ravi, vous dites de ces choses, Herr Schrader ! Et devant votre ami encore !

— Parce que, si vous m’aimez, vous allez tout de suite me chercher de la bière, et des tartines de… ce que vous trouverez… pour ce garçon, pour moi-même, et pour vous aussi, Frau Lipman ! Si du moins, Frau Lipman, vous me faites l’honneur de dîner avec moi !

Il leva ses épais sourcils, lui fit un clin d’œil coquin, l’enlaça, et fit quelques pas de valse avec elle dans la chambre en sifflotant.

— Ach ! Herr Schrader ! dit Frau Lipman en riant d’un rire roucoulant, mais je suis trop vieille pour valser ! Les vieilles voitures ne tirent plus, vous savez bien !

— Quoi ! Trop vieille ? dit Schrader, vous ne connaissez donc pas le proverbe français ?

Il lui chuchota quelques mots à l’oreille et elle se mit à se trémousser en riant. Il la lâcha.

— Et puis, écoutez, Frau Lipman, vous allez m’apporter un matelas pour ce garçon. Il va coucher ici ce soir !

Frau Lipman cessa de rire et pinça les lèvres.

— Ici ?

— Allons, allons ! dit Schrader, c’est un orphelin, il ne va pas coucher dans la rue ! Herrgott ! c’est un héros allemand ! Frau Lipman, il faut savoir faire quelque chose pour un héros allemand !

Elle fit la moue, et il se mit à crier :

— Frau Lipman ! Frau Lipman ! Si vous refusez, je ne sais pas ce que je vous ferais !

Il la prit dans ses bras, la souleva comme une plume, et se mit à courir dans la pièce en criant : « Le loup l’emporte ! le loup l’emporte ! »

— Ach ! Ach ! Mais vous êtes fou ! Herr Schrader, dit-elle en riant comme une petite fille.

— Los, mein Schatz[41] ! dit-il en la posant à terre (assez rudement, me sembla-t-il). Los, meine Liebe[42] ! Los !

— Ach ! Mais c’est bien pour vous faire plaisir, Herr Schrader !

Et comme elle franchissait la porte, il lui donna une bonne claque sur les fesses. « Ach ! Herr Schrader ! » dit-elle, et on entendit son rire roucoulant décroître dans le couloir.

Elle revint au bout d’un moment. On but de la bière, et on mangea du saindoux sur du pain, et Schrader persuada Frau Lipman de nous apporter son Schnaps, et encore de la bière. On but de nouveau, Schrader parla sans arrêt, la veuve devenait de plus en plus rouge et roucoulante. Vers onze heures, Schrader s’esquiva avec elle, il revint seul une demi-heure plus tard, une poignée de cigarettes à la main.

— Tiens, dit-il d’un air sombre, en en jetant la moitié sur mon matelas, il faut savoir faire quelque chose pour un héros allemand !

Le lendemain après midi, je me rendis chez le docteur Vogel. Je donnai mon nom à la bonne, elle revint au bout d’un instant, et me dit que le Herr Doktor ne tarderait pas à me recevoir. J’attendis trois quarts d’heure environ dans le salon. Les affaires du docteur Vogel avaient dû prospérer depuis la guerre, car la pièce était devenue si luxueuse que je ne la reconnus pas.

Finalement, la bonne revint, et m’introduisit dans le bureau. Le docteur Vogel était assis derrière une table de travail immense et nue. Il avait grossi, blanchi, mais son visage était toujours aussi beau.

Il regarda mon manteau, me fit signe d’approcher, me serra la main d’un air froid et me désigna un fauteuil.

— Eh bien, Rudolf, dit-il en posant ses deux mains à plat sur son bureau, te voilà donc !

— Ja, Herr Doktor Vogel.

Il me regarda un bon moment. Son torse et ses mains étaient parfaitement immobiles. Son visage aux traits puissants et réguliers, son « visage d’empereur romain », disait Père, avait l’air d’un beau masque figé, à l’abri duquel ses petits yeux gris bleu bougeaient et furetaient sans arrêt.

— Rudolf, dit-il d’une voix grave et bien timbrée, je ne te ferai pas de reproche.

Il fit une pause et me regarda :

— Non, Rudolf, reprit-il en appuyant sur les mots, je ne te ferai pas de reproche. Ce que tu as fait, personne ne peut le défaire. La responsabilité que tu portes est assez lourde, sans que j’y ajoute rien. D’ailleurs, je t’ai écrit ce que je pensais de ta désertion, et des conséquences irréparables qu’elle a entraînées.

Il leva la tête d’un air douloureux et ajouta :

— J’estime que j’en ai dit assez.

Il souleva légèrement la main droite :

— Ce qui est passé est passé. Il s’agit maintenant de ton avenir.

Il me regarda d’un air grave comme s’il attendait une réponse, mais je ne dis rien.

Il pencha légèrement la tête en avant et il eut l’air de se recueillir.

— Tu connais les volontés de ton père. J’en suis maintenant le dépositaire. J’ai promis à ton père de faire tout ce qui serait en mon pouvoir, sur le plan moral comme sur le plan matériel, pour en assurer l’exécution.

Il releva la tête et me regarda dans les yeux :

— Rudolf, il me faut maintenant te poser une question. As-tu l’intention de respecter les volontés de ton père ?

Il y eut un silence, il tapota la table du bout des doigt, et je dis : « Non. »

Le docteur Vogel ferma les yeux un quart de seconde, mais pas un muscle de son visage ne bougea.

— Rudolf, dit-il d’une voix grave, les volontés d’un mort sont sacrées.

À cela je ne répondis pas.

— Tu n’ignores pas, reprit-il, que ton père, sur ce point, était lui-même lié par un vœu.

Et comme je ne disais rien, il ajouta :

— Par un vœu sacré.

Je me tus encore, et au bout d’un moment, il reprit :

— Ton âme est endurcie, Rudolf, et sans doute, faut-il y voir la conséquence de ta faute. Mais tu vas le voir, Rudolf, la Providence fait vraiment bien les choses. Car, en même temps que pour te punir, elle faisait un désert de ton cœur, elle mettait, pour ainsi dire, le remède à côté du mal, et créait les conditions propices à ton rachat.

— Rudolf, reprit-il au bout d’un moment, quand tu as abandonné ta mère, le magasin marchait bien, votre situation financière était bonne…

— … ou du moins, ajouta-t-il avec un air de hauteur, suffisante. À la mort de ta mère, j’ai fait appel à un gérant. C’est un homme travailleur et un bon catholique. Il est au-dessus de tout soupçon. Mais les affaires marchent vraiment très mal, et ce que rapporte le magasin maintenant, est à peine suffisant pour payer la pension de tes sœurs.

Il croisa les deux mains devant lui.

— J’ai jusqu’ici déploré cette pénible situation, mais je m’aperçois aujourd’hui que ce que je prenais pour un injuste malheur, n’était, en fait, qu’un bienfait déguisé. Oui, Rudolf, la Providence fait bien les choses, et sa volonté m’apparaît bien clairement : Elle te désigne ta voie.

Il fit une pause et me regarda :

— Rudolf, reprit-il d’une voix plus forte, il faut que tu saches que tu n’as actuellement qu’un moyen, et un seul, de faire des études à l’Université, c’est d’obtenir, en tant qu’étudiant en théologie, une bourse épiscopale, et d’être nourri dans un foyer. Pour tout ce qui te sera, en plus, nécessaire, je t’en ferai personnellement l’avance.

Ses yeux bleus se mirent tout d’un coup à briller comme à son insu, et aussitôt il abaissa sur eux ses paupières. Puis il reposa ses deux mains soignées bien à plat sur son bureau, et attendit. Je regardai son beau visage impassible, et je me mis à le haïr de toutes mes forces.

Il reprit :

— Eh bien, Rudolf ?

J’avalai ma salive, et je dis :

— Ne pouvez-vous pas me faire d’avances pour d’autres études que les études théologiques ?

— Rudolf ! Rudolf ! dit-il en se permettant presque un demi-sourire, comment peux-tu me faire une pareille demande, Rudolf ? Comment peux-tu me demander de t’aider à désobéir à ton père, quand je suis le dépositaire de ses dernières volontés ?

À cela il n’y avait rien à dire. Je me levai. Il dit doucement :

— Assieds-toi, Rudolf, je n’ai pas fini.

Je me rassis.

— Tu es en pleine révolte, Rudolf, dit-il avec une note de tristesse dans sa belle voix grave, et tu ne veux pas voir le signe que te fait la Providence. Et pourtant, ce signe est clair : En te ruinant, en te jetant dans la pauvreté, elle te montre la seule voie possible, celle qu’elle désire pour toi, celle que ton père a choisie…

À cela non plus je ne répondis rien. Le docteur Vogel croisa les mains, se pencha légèrement en avant, et dit en me fixant de ses yeux pénétrants :

— Es-tu sûr, Rudolf, que cette voie n’est pas la tienne ?

Puis il baissa le ton et dit doucement, presque tendrement :

— Es-tu sûr que tu n’es pas fait pour être prêtre ? Examine-toi, Rudolf. N’y a-t-il rien en toi qui t’appelle à une vie de prêtre ?

Il leva sa belle tête blanche.

— N’es-tu pas tenté d’être prêtre ?

— Eh bien, tu ne réponds pas, Rudolf, dit-il au bout d’un moment, je sais que ton rêve, autrefois, était de devenir officier. Mais tu le sais, Rudolf, il n’y a plus d’armée allemande. Réfléchis, que peux-tu donc faire, maintenant ? Je ne te comprends pas.

Il fit une pause, et comme je ne répondais toujours pas, il répéta avec une légère impatience :

— Je ne te comprends pas. Qu’est-ce qui t’empêche d’être prêtre ?

Je dis :

— Mon père.

Le docteur Vogel rougit profondément, ses yeux étincelèrent, il se leva d’un bloc et cria :

— Rudolf !

Je me levai à mon tour. Il dit d’une voix étouffée :

— Tu peux te retirer !

Je traversai toute la pièce dans mon manteau trop long. Arrivé à la porte, j’entendis sa voix.

— Rudolf !

Je me retournai. Il était assis à son bureau, les mains posées à plat devant lui. Il avait remis de l’ordre dans son beau visage.

— Réfléchis. Tu peux revenir quand tu veux. Mes propositions restent inchangées.

Je dis :

— Merci, Herr Doktor Vogel.

Et je sortis. Dans la rue il tombait une petite pluie glaciale, je relevai le col de mon manteau, et je pensai : « Eh bien ! C’est fini. C’est bien fini. »

Je partis au hasard, une auto me frôla, le chauffeur poussa un juron, et je m’aperçus que je marchais sur la chaussée comme un soldat en armes. Je montai sur le trottoir et je continuai ma route.

J’atteignis un quartier animé, des jeunes filles me dépassèrent en riant, et se retournèrent sur mon manteau. Un camion découvert passa. Il était bondé de soldats et d’ouvriers en bleus de travail. Tous portaient un fusil et un brassard rouge. Ils chantaient l’Internationale. Dans la foule, des voix la reprirent en chœur. Un homme mince, tête nue, le visage tuméfié, me dépassa. Il portait un uniforme Feldgrau, et à la teinte plus foncée du tissu sur chaque épaule, je compris que les insignes de son grade lui avaient été arrachés. Un autre camion passa, plein d’ouvriers, ils brandissaient des fusils et criaient : « Vive Liebknecht[43] ! » La foule reprit en chœur : « Liebknecht ! Liebknecht ! » Elle était maintenant si compacte que je n’arrivais plus à avancer. Un remous me fit presque tomber, je me rattrapai au bras de mon voisin de droite, et je dis : « Excusez-moi, je vous prie. » L’homme leva la tête, il était assez vieux, très correctement vêtu, et ses yeux étaient tristes. Il dit « Keine Ursache[44] ». La foule avança, je tombai sur lui de nouveau, et je demandai : « Qui est Liebknecht ? » Il me jeta un coup d’œil méfiant, regarda autour de lui et baissa les yeux sans répondre. Puis on entendit des coups de feu, toutes les fenêtres se fermèrent et la foule se mit à courir. Elle me porta en avant, j’aperçus une rue perpendiculaire sur ma droite, je me dégageai, l’atteignis, et l’enfilai en courant. Au bout de cinq minutes, je m’aperçus que j’étais seul dans un dédale de petites rues que je ne reconnaissais pas. Je suivis l’une d’elles au hasard. La pluie s’était arrêtée. Une voix cria :

— Eh toi ! le Petit juif là-bas !

Je me retournai. À dix mètres de moi, dans une rue qui s’ouvrait sur celle que je suivais, j’aperçus un piquet de soldats, et un sous-officier.

— Eh toi, là-bas !

— Moi ?

— Oui, toi !

Je criai d’une voix furieuse :

— Je ne suis pas juif !

— Ach was ! dit l’Unteroffizier, il n’y a qu’un juif pour porter un manteau pareil !

Les soldats se mirent à rire en me regardant. Je tremblai de rage.

— Je vous défends de m’appeler juif !

— Eh là, doucement, Kerl[45] ! dit l’Unteroffizier, à qui crois-tu parler ? Approche un peu qu’on voit tes papiers !

J’avançai, m’arrêtai à deux pas, me mis au garde à vous et dis :

— Unteroffizier Lang, D.B. Régiment 23, Asien Korps.

L’Unteroffizier leva les sourcils et dit brièvement :

— Tes papiers.

Je les lui tendis. Il les examina longuement et avec méfiance, puis son visage s’éclaira, et il me donna une grande tape dans le dos :

— Excuse-moi, dragon ! C’est ton manteau, tu comprends. Tu avais une drôle de touche : Tu avais l’air d’un Spartakiste[46].

— Ce n’est rien.

— Et qu’est-ce que tu fais par ici ?

— Je me promène.

Les soldats se mirent à rire, et l’un d’eux cria :

— C’est pas un temps à se promener !

— Il a raison, dit l’Unteroffizier, rentre chez toi. Il va y avoir du grabuge.

Je le regardai. Il y avait deux jours à peine, moi aussi je portais un uniforme, j’avais des hommes à commander, des chefs qui me donnaient des ordres.

Je me rappelai les cris de la foule, et je demandai :

— Peux-tu me dire qui est Liebknecht ?

Les soldats se mirent à rire aux éclats et l’Unteroffizier sourit.

— Comment, dit-il, tu ne sais pas ça ? D’où sors-tu donc ?

— De Turquie.

— Ah c’est vrai ! dit l’Unteroffizier.

— Liebknecht, dit un petit soldat brun, c’est le nouveau Kaiser !

Et tous se mirent à rire. Puis un grand blond au visage lourd me regarda, et dit lentement, et avec un fort accent bavarois :

— Liebknecht, c’est le salaud qu’est cause qu’on est ici.

L’Unteroffizier me regarda en souriant :

— Allons, dit-il, rentre chez toi.

— Et si tu rencontres Liebknecht, cria le petit soldat brun, dis-lui qu’on l’attend !

Et il brandit son fusil. Ses camarades se mirent à rire. C’était un rire de soldats, franc et joyeux.

Je m’éloignai, j’entendis leurs rires décroître, et mon cœur se serra. J’étais un civil, j’avais un grabat chez Schrader, pas de métier, et dans la poche de quoi manger huit jours.

Je me retrouvai dans le centre, et je fus surpris de le voir si animé. Les magasins étaient fermés, mais les rues grouillaient, la circulation était intense, personne n’eut pu dire que dix minutes auparavant on avait tiré des coups de feu. Je marchais droit devant moi, mécaniquement, et tout d’un coup, la crise commença. Une femme passa tout près de moi. Elle rit. Sa bouche s’ouvrit toute grande, je vis ses gencives roses, ses dents brillantes, elles me parurent énormes, la peur m’étreignit, et les visages des passants se succédèrent, ils grandissaient et disparaissaient sans arrêt, et brusquement, ils s’arrondirent comme des cercles : les yeux, le nez, la bouche, la couleur, tout s’effaça, il n’y eut plus que des cercles blanchâtres comme des yeux d’aveugle, ils grossissaient en venant vers moi comme une gelée tremblotante, ils grandissaient encore, ils touchaient presque mon visage, je frémissais d’horreur et de dégoût, il y avait un claquement sec, tout disparaissait, puis un autre cercle mou et laiteux apparaissait à dix pas et venait droit sur moi en s’élargissant. Je fermai les yeux, je m’arrêtai, j’étais paralysé par la peur, et une main me serrait à la gorge comme pour m’étouffer.

La sueur m’inonda, je respirai profondément, je me calmai peu à peu. Je me remis à marcher sans but, droit devant moi. Les choses étaient pâles et floues.

Brusquement, malgré moi, et comme si quelqu’un avait crié : « Halte ! » je m’arrêtai. En face de moi, il y avait un porche en pierre, et sous le porche, une très belle grille en fer forgé était ouverte.

Je traversai la rue, je franchis la grille et je commençai à gravir les marches. Un visage rude et familier apparut, et une voix dit :

— Que voulez-vous ?

Je m’arrêtai, je regardai autour de moi, tout était flou et gris comme dans un rêve, et je dis d’une voix absente :

— Je voudrais voir le Père Thaler.

— Il n’est plus là.

Je répétai :

— Plus là ?

— Non.

Je repris :

— Je suis un ancien élève.

— Il me semblait bien aussi, dit la voix. Attendez, vous n’êtes pas le petit qui s’est engagé à seize ans ?

— Si.

— à seize ans ! dit la voix.

Il y eut un silence. Tout était gris et sans forme. Le visage de l’homme paraissait flotter au-dessus de moi, comme un ballon. La peur me gagna de nouveau, je détournai les yeux et je dis :

— Est-ce que je peux entrer faire un tour ?

— Bien sûr. Les élèves sont en étude.

Je dis « Merci » et j’entrai. Je traversai la cour des petits, puis la cour des moyens, et enfin ma cour apparut. Je la traversai en diagonale. Je vis un banc de pierre devant moi. C’était le banc où on avait couché Werner.

Je fis un crochet pour l’éviter, je continuai mon chemin, je gagnai le mur de la chapelle, puis je fis demi-tour, posai mes talons contre la base du mur, et je partis en comptant mes pas.

Un long moment s’écoula, et ce fut comme si quelqu’un de doux et de puissant m’avait pris dans ses bras et me berçait.

Juste au moment où nous n’avions plus que quelques Pfennigs, Schrader trouva de l’embauche pour nous deux dans une petite usine qui fabriquait des armoires métalliques. Schrader fut placé à l’atelier de peinture, ce qui lui valut un demi-litre de lait écrémé par jour.

Le travail qu’on me confia était facile. Je prenais les portes des armoires l’une après l’autre, et avec un marteau j’enfonçais un petit cylindre d’acier dans les pentures pour les mettre au gabarit des gonds. Un coup sur la tête du cylindre pour le faire entrer, deux petits coups de biais pour lui donner du jeu, et avec la main gauche, je le retirais. Je plaçais quatre portes l’une sur l’autre sur un établi. Quand une porte était finie, je la faisais glisser, et l’appuyais debout contre un pilier. Les quatre portes finies, je les portais contre un autre pilier à la gauche du monteur, qui les fixait sur les gonds des armoires.

Comme les portes étaient assez lourdes, au début, je n’en portais qu’une. Mais au bout d’une heure, le Meister[47] m’ordonna d’en prendre deux à la fois pour gagner du temps. J’obéis, mais c’est là que la difficulté commença. Le monteur – un vieux qu’on appelait Karl – allait beaucoup moins vite que moi, parce qu’après avoir fixé les portes sur les gonds, il devait encore manipuler les armoires, qui étaient lourdes et encombrantes, et les charger sur les chariots qui les emportaient à la peinture. Je finis donc par le gagner de vitesse, et les portes que j’avais revisées commencèrent à s’accumuler contre son pilier. Le Meister le remarqua et dit au vieux Karl d’aller plus vite. Celui-ci fit un effort, mais même alors, il n’arriva pas à étaler, et il commença à grommeler ; « Langsam, Mensch, langsam[48] ! » chaque fois que je lui apportais de nouvelles portes. Mais je ne voyais pas comment je pouvais aller plus lentement en portant deux portes à la fois. Finalement, le tas de portes près du vieux Karl augmenta encore, et le Meister revint, et fit une deuxième observation d’un ton plus sec. Karl accéléra son rythme, il devint rouge et suant, mais rien n’y fit : Quand la sirène retentit, son retard n’avait pas diminué.

Je me lavai les mains et le visage aux lavabos du vestiaire. Le vieux Karl était à côté de moi. C’était un grand Prussien maigre et brun, à l’air réfléchi. Il pouvait avoir la cinquantaine. Il me dit :

— Attends-moi à la sortie. J’ai à te parler.

Je fis « oui » de la tête, j’enfilai mon manteau, remis ma fiche au contrôle, et franchis la grille. Le vieux Karl m’attendait. Il me fit signe, je le suivis, on marcha deux ou trois minutes en silence, puis il s’arrêta et me fit face.

— Écoute, Junge, je n’ai rien contre toi, mais ça ne peut pas durer comme ça. Tu me mets en défaut.

Il me regarda et répéta :

— Tu me mets en défaut. Et si je suis en défaut, le syndicat ne pourra pas me défendre.

Je ne dis rien, et il reprit :

— Tu n’as pas l’air de comprendre. Tu sais ce qui va arriver, si je suis en défaut ?

— Non.

— D’abord des observations, puis des amendes, et finalement…

Il fit claquer ses doigts :

— La porte !

Il y eut un silence et je dis :

— Je n’y suis pour rien. J’ai fait ce que le Meister m’a dit.

Il me regarda un long moment.

— C’est la première fois que tu travailles en usine ?

— Oui.

— Et avant, où étais-tu ?

— à l’armée.

— Engagé volontaire ?

— Oui.

Il hocha la tête et reprit :

— Écoute donc, il faut que tu ailles plus lentement.

— Mais je ne peux pas aller plus lentement. Vous avez bien vu vous-même…

— Et d’abord, coupa le vieux Karl, ne me dis pas « vous ». Qu’est-ce que c’est que ces manières !

Il reprit :

— Avec le camarade qui était là avant toi, tout allait très bien. Et lui aussi, il avait l’ordre de m’amener deux portes à la fois.

Il alluma une vieille pipe noire et ébréchée.

— Les pentures que tu mets au gabarit, combien tu en trouves qui sont si serrées que tu as du mal à retirer le cylindre ?

Je réfléchis :

— Une sur quinze ou vingt.

— Et alors, tu perds du temps ?

— Oui.

— Mais écoute donc, il y a aussi des pentures où ton cylindre entre sans marteau, comme dans du beurre ?

— Oui.

— Et alors, tu gagnes du temps ?

— Oui.

— Bon. Écoute-moi bien maintenant, Junge. Demain, tu vas avoir du mal avec une penture sur dix.

Je le regardai, stupéfait. Il dit :

— Tu ne comprends pas ?

Je dis en hésitant :

— Vous voulez dire que je ferais semblant, une fois sur dix, d’avoir du mal à retirer le cylindre ?

— Tu as compris ! dit-il d’un ton satisfait. Mais c’est pas tout. Quand tu tomberas sur des pentures larges, tu enfonceras le cylindre avec le marteau, et tu l’enlèveras avec le marteau. Compris ? Même si ça entre comme dans du beurre. Et tu verras, tout ira très bien. Mais il faut que tu commences dès demain, parce qu’aujourd’hui, j’ai bien monté cinq armoires de plus. Pour une fois, ça va. Les camarades de l’atelier de peinture ont réussi à les camoufler. Mais si ça continue, ça ne sera plus possible, tu comprends ? Le Meister s’en apercevra, et s’il s’en aperçoit, c’est fichu ! Il lui faudra ses cinq armoires de plus tous les jours ! Et comme je ne tiendrai pas le coup, je me ferai vider.

Il ralluma sa pipe.

— Alors, tu as compris ? Dès demain.

Il y eut un silence, et je dis :

— Je ne peux pas faire ça.

Il haussa les épaules.

— Faut pas avoir peur du Meister, Junge. Le camarade qui était là avant toi, il a fait ça pendant cinq ans, personne ne s’en est aperçu.

— Je n’ai pas peur du Meister.

Le vieux Karl me regarda d’un air étonné.

— Pourquoi tu ne veux pas, alors ?

Je le regardai bien en face, et je dis :

— C’est du sabotage.

Le vieux Karl rougit profondément et ses yeux brillèrent de colère.

— Écoute donc, Junge, tu n’es plus dans l’armée, ici ! Sabotage ! Sabotage mon cul, oui ! Je suis un bon ouvrier, moi, et je n’ai jamais rien saboté !

Il s’arrêta, il était incapable d’en dire plus. Il serra sa pipe dans sa main droite, et ses doigts se mirent à blanchir.

Au bout d’un moment, il me regarda et dit doucement :

— Ce n’est pas du sabotage, Junge, c’est de la solidarité.

Je ne répondis rien, et il reprit :

— Réfléchis. À l’armée, il y a les chefs, et il y a les ordres, et après, il n’y a plus rien. Mais ici, il y aussi les camarades. Et si tu ne tiens pas compte des camarades, tu ne seras jamais un ouvrier.

Il me regarda encore un moment. Puis il hocha la tête et dit :

— Réfléchis, Junge. Je verrai demain si tu as compris.

Il me tourna le dos et s’en alla. Je retournai chez Frau Lipman et je retrouvai Schrader dans sa chambre en train de se raser. Schrader se rasait toujours le soir.

En entrant, je vis, sur la table, la bouteille d’un demi-litre de lait écrémé qu’on lui avait donnée à l’usine. Elle était encore à moitié pleine.

— Tiens, dit Schrader en se retournant, et en pointant vers elle son rasoir, c’est pour toi.

Je regardais la bouteille : Le lait était bleuâtre, mais c’était quand même du lait. Je détournai la tête.

— Non merci, Schrader.

Il se retourna de nouveau :

— Je n’en veux plus.

Je pris une demi-cigarette dans ma poche et l’allumai.

— Non, Schrader. C’est ton lait. Pour toi, c’est un médicament.

— Écoutez-moi cet idiot ! cria Schrader en levant son rasoir au ciel, puisque je te dis que je n’en veux plus ! Allons prends, Dummkopf !

— Il n’en est pas question.

Il grommela : « Sacrée caboche de Bavarois », puis se mit torse nu, se pencha et se mit à souffler dans la cuvette en se rinçant.

Je m’assis et continuai à fumer. La bouteille de lait se dressait devant moi. Au bout d’un moment je m’assis de côté pour ne plus la voir.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit, le vieux Karl ? dit Schrader en s’essuyant le torse avec sa serviette.

Je lui racontai tout. Quand j’eus fini, il renversa sa tête en arrière, sa lourde mâchoire saillit, et il se mit à rire :

— Ah ! C’est donc ça ! cria-t-il. À l’atelier de peinture, ils râlaient tous que le vieux Karl leur envoyait trop d’armoires. Et ce n’était pas le vieux Karl, c’était toi ! C’était le petit Rudolf !

Il remit sa chemise, mais sans la rentrer dans son pantalon, et s’assit :

— Et toi, maintenant, tu vas faire ce que le vieux Karl t’a dit, bien sûr.

— Il n’en est pas question.

Il me regarda et la ligne noire de ses sourcils s’abaissa sur ses yeux.

— Et pourquoi il n’en est pas question ?

— On me paye pour faire ce travail, et moi, c’est mon devoir de le faire bien.

— Ouais ! dit Schrader, tu le fais bien, mais on te paye mal ! Et est-ce que tu te rends compte qu’à cause de toi, ils vont vider le vieux Karl ?

Il tapota la table du bout des doigts et reprit :

— Et évidemment, le vieux Karl ne peut pas aller dire au Meister : « Écoutez voir, avec le gars qui était là avant Rudolf, on a truqué pendant cinq ans, et c’est comme ça que ça a marché ! »

Il me regarda, et comme je ne disais rien, il reprit :

— Il est salement coincé, le vieux Karl ! Si tu ne l’aides pas, il va y passer.

— Je n’y peux rien.

Il frotta son nez cassé du dos de sa main.

— Et s’il y passe, les camarades, à l’usine, ils ne t’auront pas à la bonne.

— Je n’y peux rien.

— Mais si, tu y peux !

Il y eut un silence et je dis :

— Je fais mon devoir.

— Ton devoir ! cria Schrader en se levant brusquement, et les pans de sa chemise volèrent autour de lui, tu veux savoir à quoi il aboutit, ton devoir ! À faire cinq armoires de plus par jour pour que le père Säcke ait un peu plus d’argent dans ses poches, qui sont déjà pleines à craquer ! Tu l’as vu, ce matin, le père Säcke entrer dans sa Mercedes ! Avec sa sacrée gueule de cochon rose ! Et son ventre ! Tu peux être sûr qu’il ne couche pas sur un grabat, lui ! Et le lait dans son café, le matin, il n’est pas écrémé non plus, tu peux être sûr ! Ton sacré devoir, je vais te dire à quoi il rime, Rudolf ! C’est le vieux Karl sur le pavé, et des marks pour le père Säcke !

J’attendis qu’il se calmât un peu et je dis :

— Je n’ai pas à entrer dans ces considérations. Pour moi, la question est claire. On me confie une tâche, et mon devoir est de la faire bien, et à fond.

Schrader fit quelques pas dans la pièce d’un air perplexe, puis revint vers la table.

— Le vieux Karl a cinq enfants.

Il y eut un silence, et je dis très vite, sèchement, et sans le regarder :

— Ça n’entre pas en ligne de compte.

— Donnerwetter[49] ! cria Schrader en abattant son poing sur la table, tu me dégoûtes !

Je me levai, je cachai mes mains tremblantes dans ma poche et je dis :

— Si je te dégoûte, je peux partir.

Schrader me regarda et sa colère tomba instantanément.

— Ma parole, Rudolf, dit-il de sa voix habituelle, quelquefois je me demande si tu n’es pas fou.

Il remit les pans de sa chemise dans son pantalon, se dirigea vers l’armoire, et revint avec du pain, du saindoux et de la bière. Il posa le tout sur la table.

— Zu Tisch ! Zu Tisch[50] ! dit-il avec une fausse gaieté.

Je me rassis. Il fit une tartine et me la passa. Puis, il en fit une pour lui et se mit à manger. Quand il eut fini, il se versa un verre de bière, alluma une demi-cigarette, fit claquer la lame de son couteau, et remit le couteau dans sa poche, il avait l’air triste et fatigué.

— Tiens ! dit-il au bout d’un moment, la vie civile, voilà ce que c’est ! Tu es dans la merde jusqu’au cou, et personne pour te donner des ordres ! Personne pour te dire ce qu’il faut faire ! C’est toujours à toi de décider pour tout !

Je réfléchis un moment là-dessus et je pensai qu’il avait raison.

Le lendemain, quand je repris mon travail, je passai devant le vieux Karl, il me sourit, et me dit d’une voix cordiale : « Na, Junge[51] ? » Je lui dis bonjour, et je me dirigeai vers mon établi. Mes genoux étaient sans force, et la sueur coulait dans mon dos entre mes omoplates. J’entassai quatre portes l’une sur l’autre. Le hall se mit à vibrer du ronflement des machines qui découpaient la tôle, je pris mon petit cylindre d’acier, mon marteau et je me mis au travail.

Je tombai sur des pentures difficiles, je perdis un peu de temps, et quand j’amenai les quatre premières portes à Karl, il me fit de nouveau un sourire et me glissa : « Ça va très bien comme ça, Junge. » Je rougis et ne répondis rien.

Les pentures suivantes furent également difficiles, et je me mis à espérer qu’elles le seraient toutes ce jour-là, et les jours suivants, et qu’ainsi le problème ne se poserait pas. Mais au bout d’une heure, toute difficulté cessa, et les pentures devinrent si larges que je n’avais plus besoin d’employer le marteau pour enfoncer le cylindre. Je sentis la sueur couler de nouveau dans mon dos. Je me forçai à faire le vide dans mon esprit. Au bout de quelques minutes, il y eut en moi un déclic, et je mis à travailler aveuglément, parfaitement, comme une machine.

Au bout d’une heure, quelqu’un se dressa devant mon établi, je ne levai pas les yeux. Je vis une main frôler mes portes, dans cette main il y avait une petite pipe noire et ébréchée, la pipe frappa deux petits coups secs sur le métal, et j’entendis la voix de Karl qui disait : « Qu’est-ce qui te prend ? » Je présentai le cylindre devant l’ouverture d’une penture, je poussai, il entra sans difficulté. Je le retirai aussitôt, et le présentai devant la deuxième penture. Là aussi, il pénétra facilement. Je l’enlevai rapidement, et toujours sans lever les yeux, je fis glisser la porte et l’adossai contre le pilier. La main qui portait la pipe était toujours là. Elle tremblait légèrement. Puis tout d’un coup, il n’y eut plus rien, et j’entendis des pas qui s’éloignaient.

Les machines faisaient vibrer le vaste hall, je travaillais sans arrêt, j’étais actif et vide, j’avais à peine l’impression d’être là. Le chariot de l’atelier de peinture arriva en grinçant, les roues crièrent sur le ciment, et j’entendis le conducteur dire à Karl d’une voix furieuse : « Qu’est-ce qui te prend ? Säcke t’a intéressé aux bénéfices ? » Il y eut un silence, je tenais les yeux baissés, et je vis seulement la pipe de Karl se lever et pointer dans ma direction.

Au bout d’un moment, le chariot grinça de nouveau, une ombre passa sur mon établi, et la voix du Meister s’éleva, nette et rogue, dans la trépidation des machines : « Je n’y comprends rien. Qu’est-ce que vous avez ? Vous dormez ? » – « Restez seulement dix minutes à côté de moi », dit la voix de Karl, « et vous verrez si je dors ! ». Il y eut un silence, l’ombre repassa sur mon établi, et j’entendis le vieux Karl jurer à voix basse. Le Meister revint une demi-heure plus tard, mais cette fois, je réussis à ne pas entendre ce qu’il disait.

Après cela, j’eus un grand moment l’impression que le vieux Karl ne me quittait pas des yeux. Je lui jetai un coup d’œil rapide : Il n’en était rien. Il me tournait le dos, sa nuque était rouge, ses cheveux collés par la sueur, et il travaillait comme un fou. Il y avait maintenant tant de portes adossées contre son pilier qu’elles le gênaient dans ses mouvements.

La sirène annonça midi, les machines s’arrêtèrent, un brouhaha de voix emplit le hall. J’allai me laver les mains, j’attendis Schrader, et je me dirigeai avec lui vers la cantine. Son visage était de bois, et il dit sans me regarder :

— Les camarades de la peinture sont furieux.

Quand j’ouvris la porte de la cantine, le bruit des conversations cessa aussitôt, et je sentis tous les regards fixés sur moi. Je ne regardai personne, je marchai droit à une table, Schrader me suivit, et peu à peu les conversations reprirent.

La cantine était une grande pièce claire et propre, avec de petites tables ripolinées en rouge, et un bouquet d’œillets artificiels sur chaque table. Schrader s’assit à côté de moi, et au bout d’un moment, un grand ouvrier maigre et mince que j’avais entendu surnommer « Feuille à cigarette » se leva d’une table voisine et vint s’asseoir en face de nous. Schrader leva la tête et le dévisagea. « Feuille à cigarette » lui fit un petit salut de la main, et sans dire un mot et sans nous regarder, se mit à manger. La femme de la cantine vint avec des bols et nous versa de la tisane. Mon vis-à-vis tourna le torse vers elle, et je compris pourquoi on l’appelait « Feuille à cigarette ». Il était grand et large, mais quand on voyait son corps de profil, on avait l’impression qu’il était sans épaisseur. Je mangeais en fixant mes yeux au-dessus de sa tête, droit devant moi. Au milieu du mur ocre qui me faisait face, il y avait une grande tache rectangulaire d’un ocre plus foncé, et je regardais cette tache. De temps en temps, je jetais un coup d’œil à Schrader. Il mangeait en baissant la tête et la ligne noire de ses sourcils barrait ses yeux.

— Junge, dit « Feuille à cigarette ».

Je le regardai. Il avait des yeux sans couleur. Il souriait.

— C’est la première fois que tu travailles en usine ?

— Oui.

— Qu’est-ce que tu faisais avant ?

À son ton, il était évident qu’il le savait déjà.

— Sous-officier de dragon.

— Sous-officier ? dit « Feuille à cigarette », et il siffla entre ses dents.

Schrader leva la tête, et dit sèchement :

— Moi aussi.

« Feuille à cigarette » sourit et entoura son bol de ses deux mains. Je levai la tête et je regardai la grande tache rectangulaire sur le mur. J’entendis Schrader faire claquer son couteau, et au mouvement de son coude contre ma hanche, je compris qu’il le remettait dans sa poche.

— Junge ! dit « Feuille à cigarette », le vieux Karl est un bon camarade, et on n’aimerait pas qu’il soit vidé.

Je le regardai. Son sourire exaspérant reparut, et brusquement, l’envie me prit de lui jeter mon bol de tisane à la figure.

— Et s’il est vidé, dit « Feuille à cigarette » sans cesser de sourire, ce sera de ta faute.

Je regardai la tache rectangulaire sur le mur, je décidai qu’il y avait eu là un tableau, autrefois, et je me demandai pourquoi on l’avait enlevé. Schrader me poussa du coude et je m’entendis répondre :

— Alors ?

— C’est bien simple, dit « Feuille à cigarette », tu vas faire ce que le vieux Karl t’a dit.

Schrader pianota sur la table du bout des doigts et je dis :

— Non.

Schrader cessa de pianoter et mit ses deux mains à plat sur la table. Je ne regardais pas « Feuille à cigarette », mais je sentais qu’il souriait.

— Espèce de petit salaud, dit-il doucement.

Et tout d’un coup je compris : Ce n’était pas un tableau qu’on avait enlevé du mur. C’était le portrait du Kaiser. La seconde d’après, il y eut un floc, un silence de mort se fit dans la salle, Schrader se dressa et agrippa mon bras.

— Tu es fou ! cria-t-il.

« Feuille à cigarette » était debout, il s’essuyait le visage avec sa manche : Je lui avais jeté mon bol, après tout.

« Feuille à cigarette » me regarda, ses yeux brillèrent, il se dégagea de sa chaise et vint sur moi. Je ne bougeai pas. Le bras de Schrader passa devant moi deux fois de suite en éclair, il y eut deux coups mats, et « Feuille à cigarette » s’écroula sur le sol. Tout le monde se leva, il y eut un grondement sourd, et il me sembla que la salle se refermait sur nous. Je vis les deux mains de Schrader se crisper sur sa chaise. La voix du vieux Karl cria : « Laissez-les sortir ! » Et tout à coup, un chemin s’ouvrit jusqu’à la porte. Schrader me prit par le bras et m’entraîna.

Schrader alla se laver les mains au lavabo. Ses phalanges saignaient. J’allumai un mégot. Quand Schrader eut fini, je lui tendis le mégot, il tira quelques bouffées et me le rendit. La sirène de l’usine retentit, mais on attendit encore deux ou trois minutes avant de sortir.

Schrader fit un détour pour me conduire jusqu’au hall. Je poussai la porte, et je m’arrêtai, stupéfait. Le hall était totalement vide. Schrader me regarda en hochant la tête. Je regagnai ma place et au bout d’un moment, Schrader me quitta.

Je plaçai quatre portes sur mon établi et je commençai à ouvrir les pentures. Puis je portai mes portes deux par deux contre le pilier du vieux Karl. Je regardai ma montre. Il y avait dix minutes que la sirène avait retenti. Le hall était immense et vide.

La porte vitrée du fond s’ouvrit, la tête du Meister passa, et il cria : « à la direction ! » Je posai le petit cylindre d’acier et le marteau sur l’établi, et je sortis.

À la porte de la Direction, je rencontrai Schrader. Il me poussa légèrement devant lui et j’ouvris la porte. Un petit rond-de-cuir à face de rat était debout derrière un comptoir. Il nous regarda venir en se frottant les mains.

— Vous êtes saqués ! dit-il avec un petit rire.

— Pourquoi ? dit Schrader.

— « Voies de fait contre un camarade. »

Les sourcils de Schrader s’abaissèrent sur ses yeux :

— Si vite ?

— Conseil d’ouvriers, dit Face-de-rat avec une grimace. Renvoi immédiat, ou grève.

— Et Säcke a cédé ?

— Ja, ja, Herr Säcke a cédé.

Il poussa deux enveloppes sur le comptoir.

— Voilà votre compte. Une journée et demie.

Puis il reprit :

— Ja, ja, Herr Säcke a cédé.

Il jeta un coup d’œil autour de lui et dit plus bas :

— Tu te crois encore au bon vieux temps ?

Puis il reprit sur le même ton :

— Alors, « Feuille à cigarette » en a pris un dans la gueule ?

— Deux, dit Schrader.

Face-de-rat regarda une seconde fois autour de lui et dit dans un souffle :

— Bien fait pour ce salaud de Spartakiste !

Et il cligna de l’œil à Schrader.

— En pleine merde ! dit-il. Voilà où nous en sommes ! En pleine merde !

— Tu l’as dit ! fit Schrader.

— Mais attends voir un peu, dit Face-de-rat en clignant de l’œil de nouveau, ces messieurs ne seront pas toujours dessus, et nous dessous !

— Salut ! dit Schrader.

Dans la rue, la même petite pluie glaciale qui tombait depuis huit jours, nous accueillit. On fit quelques pas en silence et je dis :

— Tu n’étais pas forcé d’intervenir.

— Laisse donc, dit Schrader.

Il frotta son nez cassé du dos de la main.

— à mon avis, ça vaut beaucoup mieux comme ça.

On regagna sa chambre. Au bout d’un moment, on entendit le pas de Frau Lipman dans le couloir, Schrader sortit et referma la porte derrière lui.

Il y eut d’abord des rires, des bruits de claques, des roucoulements. Puis, brusquement, la voix de Frau Lipman s’éleva. Elle ne roucoulait plus du tout. Elle était criarde et perçante.

— Nein ! Nein ! Nein ! J’en ai assez comme ça ! Si vous ne trouvez pas de travail d’ici huit jours, votre ami devra partir !

J’entendis Schrader jurer, puis sa voix profonde s’éleva à son tour :

— Dans ce cas, moi aussi, je partirai !

Il y eut un silence et Frau lipman parla longuement et à voix basse, puis tout d’un coup, elle eut un rire hystérique, et elle cria d’une voix stridente :

— Eh bien ! C’est entendu, Herr Schrader, vous partirez !

Schrader rentra dans la chambre et claqua la porte. Il était rouge et ses yeux brillaient de colère. Il s’assit sur le lit et me regarda :

— Tu sais ce que cette sacrée sorcière vient de me dire ?

— J’ai entendu.

Il se leva.

— Cette folle ! dit-il les bras au ciel, cette folle ! Elle n’a même pas la reconnaissance du bas-ventre !

Cette plaisanterie me choqua et je me sentis rougir. Schrader me regarda du coin de l’œil, son visage redevint jovial, il enleva sa chemise, prit son blaireau et commença à se savonner les joues en sifflotant. Puis il saisit son rasoir et souleva soigneusement son coude à la hauteur de son épaule. Il s’arrêta de siffler, et j’entendis le petit grattement faible et obstiné de la lame sur la peau.

Au bout d’une minute, il se retourna, le blaireau en l’air. Son visage, à l’exception du nez et des yeux, n’était plus qu’une mousse blanche, et il dit :

— Dis donc, ça n’a pas l’air de te tracasser beaucoup, toi, les femmes ?

Je ne m’attendais pas à cela, et je dis : « Non » sans réfléchir. Aussitôt, je pensai avec angoisse : « Et maintenant, il va sûrement m’interroger. »

— Pourquoi ? dit Schrader.

Je détournai la tête.

— Je ne sais pas.

Il recommença à promener la mousse sur son visage.

— Ja, ja, dit-il, mais tu as quand même essayé, nicht wahr ?

— Oui, une fois. À Damas.

— Et alors ? dit Schrader.

Et comme je ne répondais rien, il reprit :

— Allons, ne reste donc pas là sur ta chaise ! Comme un hareng mort ! À regarder dans le vide ! Réponds donc ! Parle un peu pour une fois ! Ça t’a fait plaisir, oui ou non ?

— Oui.

— Eh bien ?

Je fis un effort violent et je dis :

— Ça ne m’a rien dit de recommencer.

Il se figea, le blaireau en main.

— Mais pourquoi ? Elle était antipathique ?

— Oh non.

— Elle avait une odeur ?

— Non.

— Allons, parle ! Elle n’était peut-être pas jolie ?

— Si… je crois.

— Tu crois ! dit Schrader en riant.

Puis il reprit :

— Alors, qu’est-ce qui n’a pas marché ?

Il y eut un silence, et il répéta :

— Allons, parle ! Parle !

— Eh bien, dis-je avec embarras, avec elle il fallait tout le temps parler. Je trouvais ça fatigant.

Schrader me regarda, ses yeux et sa bouche s’arrondirent, et il éclata de rire.

— Herrgott ! dit-il, mais tu es un drôle de petit hareng, Rudolf !

La colère flamba tout d’un coup en moi, et je dis :

— Tais-toi !

— Ach ! Mais tu es drôle, Rudolf ! cria Schrader en riant de plus belle, et tu veux que je te dise, Rudolf ! Je me demande si tu n’aurais pas mieux fait de te faire prêtre, après tout !

Je frappai du poing sur la table, et je hurlai :

— Tais-toi !

Au bout d’un moment, Schrader se retourna, son coude droit s’éleva lentement, et dans le silence, le grattement d’insecte recommença.

Frau Lipman n’eut pas à attendre le délai d’une semaine qu’elle nous avait fixé. Deux jours après notre renvoi de l’usine, Schrader entra en trombe dans la chambre et cria comme un fou : « Los, Mensch, los ! On recrute des hommes pour les Corps francs ! » Trois jours après, équipés et armés de neuf, nous quittions H.

Frau Lipman pleura beaucoup. Elle nous accompagna à la gare, elle agita son mouchoir sur le quai, et Schrader, debout derrière la glace du compartiment, dit entre ses dents : « Elle était folle, mais c’était pas la mauvaise fille. » J’étais assis sur la banquette, le train s’ébranla, je regardais mon uniforme et j’eus l’impression que je recommençais à vivre.

On nous versa au Grenzschutz[52] stationné à W., dans le détachement Rossbach. L’Oberleutnant Rossbach nous plut. Il était grand et mince avec des cheveux blond cendré qui s’éclaircissaient sur le devant. Il se tenait rigidement, comme un officier, mais en même temps, il y avait une espèce de grâce dans ses mouvements.

Il se consumait d’impatience et nous aussi. Il n’y avait rien à faire à W. : On attendait des ordres, et les ordres ne venaient pas. De temps en temps, on apprenait ce qui se passait en Lettonie, et on enviait les corps francs allemands qui se battaient contre les Bolcheviks. Vers la fin mai, on sut qu’ils avaient pris Riga, et pour la première fois, on entendit parler du Lieutenant Léo Albert Schlageter qui, à la tête d’une poignée d’hommes, était entré le premier dans la ville.

La prise de Riga fut le dernier grand exploit des Baltikumer[53] Les premiers échecs apparurent, et Rossbach nous expliqua le jeu de l’Angleterre : Tant que les Bolcheviks avaient occupé les provinces baltes, elle avait, malgré l’armistice, fermé les yeux sur la présence des corps francs allemands en Lettonie. Et « les Messieurs en redingote de la République allemande » fermèrent les yeux à leur tour. Mais une fois les Bolcheviks battus, l’Angleterre s’aperçut « avec étonnement » que les Baltikumer étaient, en somme, une violation flagrante de l’armistice. Sous sa pression, la République allemande rappela les Baltikumer. Mais ceux-ci ne revinrent pas. Chose curieuse, ils se transformèrent en corps de volontaires russes blancs. Il paraît même qu’ils se mirent à chanter en russe… Il y eut des rires, et Schrader se tapa sur les cuisses.

Peu après, on apprit avec stupeur que « les Messieurs en redingote » avaient signé le Diktat de Versailles. Mais Rossbach n’en toucha pas un mot. La nouvelle n’eut même pas l’air de le concerner. Il dit seulement que la vraie Allemagne n’était pas à Weimar, mais partout où les hommes allemands continuaient à se battre.

Malheureusement, les nouvelles des Baltikumer étaient de plus en plus mauvaises. L’Angleterre avait armé contre eux les Lithuaniens et les Lettons. Son or coulait à flot, sa flotte était ancrée devant Riga, et hissait le drapeau letton pour tirer sur nos troupes.

Vers la mi-novembre, Rossbach nous dit que les Baltikumer nous faisaient l’honneur de nous appeler à leur secours. Puis il fit une pause, et nous demanda s’il nous était égal d’être considérés comme des « rebelles » par des Messieurs en redingote. Il y eut des sourires, et Rossbach dit qu’il n’obligeait personne, et que ceux qui le voulaient, pouvaient rester. Personne ne pipa, Rossbach nous regarda, et ses yeux bleus étincelaient de fierté.

On se mit en route, et le gouvernement allemand envoya un détachement de l’Armée pour nous arrêter. Mais le détachement avait été mal choisi : Il se joignit à nous. Peu de temps après, le premier engagement eut lieu. Des troupes lithuaniennes se portèrent à notre rencontre. En moins d’une heure, on les balaya. Le soir, on campa en terre lithuanienne, et on chanta : « Nous sommes tes derniers hommes allemands à être restés devant l’ennemi. » C’était le chant des Baltikumer. On en savait les paroles depuis plusieurs mois. Mais ce soir-là, pour la première fois, on se sentit en droit de les chanter.

Quelques jours plus tard, le détachement Rossbach, s’ouvrant un chemin dans les troupes lettones, délivra la garnison allemande encerclée dans Thorensberg. Mais aussitôt après, la retraite commença. La neige se mît à tomber sans arrêt sur les steppes et les marais de Courlande, un vent glacial souffla, on se battait nuit et jour, et je ne sais pas ce que le Lieutenant von Ritterbach aurait pensé, à nous voir traiter les Lettons exactement comme les Turcs avaient traité les Arabes.

On incendiait les villages, on pillait les fermes, on abattait les arbres, on ne faisait pas de différence entre les civils et les soldats, entre les hommes et les femmes, entre les adultes et les enfants : Tout ce qui était letton était voué à la mort. Quand on avait pris une ferme, et massacré ses habitants, on entassait les cadavres dans les puits, on jetait des grenades par-dessus, puis le soir, on sortait tous les meubles dans la cour de la ferme, on en faisait un feu de joie, et la flamme s’élevait haute et claire sur la neige. Schrader me disait à voix basse : « Je n’aime pas ça », je ne répondais rien, je regardais les meubles noircir et se recroqueviller dans les flammes, et j’avais l’impression que les choses étaient bien réelles, puisque je pouvais les détruire.

Le détachement Rossbach était décimé, on reculait toujours. Près de Mitau, au début de novembre, dans un bois, il y eut un combat sanglant, puis les Lettons cessèrent de nous presser, il y eut un moment d’accalmie, c’est à peine si quelques balles sifflaient encore, Schrader se releva, s’adossa contre un sapin. Il était souriant et harassé, il rejeta son casque en arrière, et dit : « Herrgott ! Cette petite vie ne me déplaît pas ! » Au même instant, il se pencha légèrement en avant, me regarda avec surprise, glissa lentement sur les genoux, baissa les yeux d’un air gêné, et s’affala. Je m’agenouillai et le retournai sur le dos. Il y avait un trou vraiment très petit à la base du sein gauche, et à peine quelques gouttes de sang sur sa veste.

Là-dessus, l’ordre vint d’attaquer, on s’élança, le combat dura toute la journée, puis on se replia, et le soir, on campa de nouveau dans le bois. Des camarades qui étaient restés derrière nous pour organiser la position m’apprirent qu’ils avaient creusé une fosse pour Schrader. Le corps était gelé, et comme ils n’avaient pu déplier ses jambes, ils l’avaient enterré assis. Ils me remirent sa plaque. Elle était brillante et froide au creux de ma main. Les jours suivants, et à mesure qu’on reculait, je pensais à Schrader. Je le voyais assis sous terre, immobile. Et quelquefois, en rêve, je le voyais essayer désespérément de se redresser, et de crever la terre dure et glacée au-dessus de sa tête. Malgré cela, je ne souffrais pas beaucoup de ne plus l’avoir à mes côtés.

Les Baltikumer revinrent en Prusse orientale par petites étapes. La République allemande voulut bien nous pardonner de nous être battus pour l’Allemagne. Elle nous expédia en garnison à S. Et ce fut de nouveau comme à W. : On n’avait rien à faire. On attendait. Finalement, comme une récompense, le jour du combat se leva. Les mineurs de la Ruhr, excités par les Juifs et les Spartakistes, se mirent en grève, la grève prit une allure insurrectionnelle, et on nous détacha pour la réprimer. Les Spartakistes étaient assez bien pourvus en armes légères, ils se battaient courageusement, et ils étaient passés maîtres dans le combat de rues. Mais la lutte était sans espoir pour eux, nous possédions des canons et des Minenwerfer, la répression fut impitoyable, tout homme porteur d’un brassard rouge était immédiatement fusillé.

Il n’était pas rare de découvrir, parmi les Spartakistes prisonniers, d’anciens camarades des Corps francs que la propagande juive avait égarés. Fin avril, à Dusseldorf, dans une douzaine d’ouvriers rouges confiés à ma garde, je retrouvai un nommé Henckel, qui avait combattu à mes côtés à Thorensberg et à Mitau. Il était adossé contre un mur avec ses camarades, le pansement qu’il portait autour de la tête était taché de sang, et il était très pâle. Je ne lui adressai pas la parole, et il me fut impossible de voir s’il m’avait reconnu. Le Lieutenant arriva en moto, sauta à terre, et sans s’approcher, enveloppa le groupe du regard. Les ouvriers étaient assis le long d’un mur, silencieux, immobiles, leurs mains ouvertes sur les genoux. Seuls, leurs yeux vivaient. Ils étaient fixés sur le Lieutenant. J’accourus, et je demandai les ordres. Le Lieutenant serra les lèvres et dit : « Comme d’habitude. » Je lui signalai qu’il y avait là un ancien de la Baltique. Il jura entre ses dents et me demanda de le lui désigner. Je ne voulus pas montrer Henckel de la main, et je dis : « C’est celui qui a le pansement à la tête. » Le Lieutenant le regarda et s’exclama à voix basse : « Mais c’est Henckel ! » Et au bout d’un moment, il hocha la tête et dit très vite : « Quel dommage. Un si bon soldat »

Puis il enfourcha sa moto, fit ronfler le moteur et démarra. Les ouvriers le suivirent des yeux. Quand il eut disparu au coin de la rue, sans même attendre mon ordre, ils se levèrent. Il était clair qu’ils avaient compris.

Je plaçai deux hommes en tête, deux en flanc-garde, et je me portai moi-même en serre-file. Henckel était seul au dernier rang, juste devant moi. Je donnai un ordre, la colonne s’ébranla. Pendant quelques mètres, machinalement, les ouvriers marchèrent au pas cadencé, puis je vis deux ou trois d’entre eux changer de pas presque en même temps, le rythme de la marche se cassa, et je compris qu’ils l’avaient fait exprès. Le flanc-garde de droite, tout en marchant, pivota sur son buste, et me consulta du regard. Je haussai les épaules. Le flanc-garde sourit, haussa les épaules à son tour, et se retourna.

Henckel s’était laissé un peu distancer. Il marchait maintenant à ma hauteur, et sur ma droite. Il était très pâle, et regardait droit devant lui. Puis j’entendis quelqu’un chantonner tout bas. Je tournai la tête, les lèvres de Henckel remuaient, je m’approchai légèrement, il me jeta un regard rapide, ses lèvres remuèrent de nouveau, et j’entendis, dans un murmure : « Nous sommes les derniers hommes allemands à être restés devant l’ennemi. » Je sentis qu’il me regardait, et je repris ma distance. On fit encore quelques mètres, je vis du coin de l’œil le visage de Henckel se lever nerveusement, et se tourner sans cesse vers la droite, et un peu en avant de nous. Je regardai dans la même direction, mais il n’y avait rien là qu’une petite rue qui s’ouvrait sur la nôtre. Henckel se laissa encore distancer, il était maintenant presque derrière moi, il chantonnait : « Nous sommes les derniers hommes allemands… » d’une voix basse et insistante, et je n’arrivais pas à me résoudre à lui adresser la parole pour lui dire d’aller plus vite et de se taire. Au même instant, un tram passa sur ma gauche dans un fracas de ferraille, machinalement je tournai la tête vers lui, au même instant, j’entendis un bruit de course sur ma droite, je me retournai, Henckel s’enfuyait en courant, il avait déjà presque atteint le coin de la petite rue, j’épaulai mon fusil et fis feu : Il pirouetta deux fois sur lui-même et s’affala sur le dos.

Je criai : « Halte ! », la colonne s’arrêta, je courus vers Henckel, des frémissements parcouraient son corps, il me regardait fixement. Sans épauler, je tirai à moins d’un mètre en visant la tête, la balle frappa le trottoir. À deux mètres de moi, une femme sortit d’une maison : Elle s’arrêta net, clouée sur le seuil, les yeux hagards. Je tirai encore deux fois de suite, sans succès. La sueur coulait dans mon cou, mes mains tremblaient, Henckel me regardait fixement. Finalement, je posai le canon de l’arme contre son pansement, je dis à voix basse : « Verzeihung, Kamerad[54] » et j’appuyai sur la détente. J’entendis un cri strident, je tournai la tête, la femme tenait ses deux mains gantées de noir devant ses yeux, et hurlait comme une folle.

Après les combats dans la Ruhr, je me battis encore en Haute-Silésie contre le soulèvement polonais qui, aidé en sous-main par l’Entente, essayait d’arracher à l’Allemagne les territoires que le plébiscite lui avait laissés. Les Corps francs refoulèrent victorieusement les sokols, et la nouvelle ligne de démarcation établie par la Commission interalliée confirma l’avance de nos troupes. Les derniers hommes allemands n’avaient pas combattu pour rien.

Peu après, pourtant, on apprit que la République allemande, pour nous remercier d’avoir défendu la frontière de l’Est, réprimé une insurrection spartakiste, et conservé à l’Allemagne les deux tiers de la Haute-Silésie, nous jetait sur le pavé. Les Corps francs étaient dissous ; les réfractaires, arrêtés et menacés de prison. Je revins à H., on me démobilisa, et on me rendit mes effets civils, et le manteau de l’oncle Franz.

J’allai voir Frau Lipman et lui appris la mort de Schrader. Elle sanglota beaucoup et me retint à coucher. Mais dans les jours qui suivirent, elle prit l’habitude d’entrer à chaque instant dans ma chambre et de me parler de Schrader. Quand elle avait fini, elle essuyait ses larmes, restait un moment sans rien dire, puis tout d’un coup, elle éclatait d’un rire roucoulant, et se mettait à me faire des agaceries. Finalement, elle prétendait qu’elle était plus forte que moi, et qu’à la lutte, elle pourrait me faire toucher les épaules. Comme je ne relevai pas le défi, elle m’empoignait à bras le corps, je luttais pour me dégager, elle me serrait davantage, nous roulions sur le parquet, son souffle devenait rauque, ses seins et ses cuisses s’écrasaient contre mon corps, cela me répugnait et me plaisait à la fois. J’arrivais enfin à me dégager, elle se levait à son tour, elle était rouge et suante, elle me jetait un mauvais regard, elle m’insultait, et quelquefois même, elle essayait de me battre. Au bout d’un moment, je me mettais en colère, je lui rendais ses coups, elle s’agrippait à moi, son souffle devenait pressé et sifflant, et tout recommençait.

Un soir, elle apporta une bouteille de Schnaps et de la bière. J’avais couru toute la journée pour chercher du travail, j’étais triste et fatigué. Frau Lipman alla chercher de la viande ; entre chaque bouchée elle me versait de la bière et du Schnaps, elle buvait à son tour, puis quand j’eus fini de manger, elle se mit à parier de Schrader, à pleurer et à boire du Schnaps. L’instant d’après, elle me proposait de lutter, elle me saisissait à bras le corps, et roulait par terre avec moi. Je lui donnai l’ordre de sortir de ma chambre. Elle se mit à rire comme une folle, elle était chez elle, et elle allait me faire voir si c’était à moi à lui donner des ordres. Là-dessus, les pugilats recommencèrent. Puis elle buvait du Schnaps, elle remplissait mon verre, elle pleurait, elle parlait de son défunt mari, de Schrader, d’un autre locataire qu’elle avait eu avant lui. Elle répétait que l’Allemagne était kaputt, tout d’ailleurs était kaputt, la religion aussi était kaputt, il n’y avait plus de morale, et le Mark ne valait plus rien. Quant à elle, elle était bonne pour moi, mais moi, j’étais tout à fait sans cœur, Schrader disait bien, j’étais un « hareng mort », il avait bien raison, je n’aimais rien ni personne, et le lendemain, elle allait sûrement me flanquer dehors. Là-dessus les yeux lui sortaient de la tête, et elle se mettait à crier : « ’Raus, mein Herr !’Raus[55] ! » Puis, elle se précipitait sur moi pour me battre, elle me griffait et me mordait. Une fois de plus, nous roulions par terre, et elle me serrait contre elle à m’étouffer. La tête me tournait, il me semblait qu’il y avait des heures et des heures que je luttais avec cette furie, je vivais un cauchemar, je ne savais plus où j’étais, ni qui j’étais. Finalement, une colère folle me saisit, je me ruai sur elle, je la rouai de coups et je la pris.

Le lendemain, au petit jour, je quittai la maison comme un voleur, et je sautai dans le train pour M.